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Juridiction unifiée du brevet : quelles opportunités pour les entreprises ?

Affaires - Informations professionnelles
14/03/2022
Avec l’entrée en vigueur du Protocole sur l’application provisoire de l’accord relatif à la juridiction unifiée du brevet, une phase de mise en place de ce nouveau cadre juridique – dont l’instauration est prévue pour début 2023 – s’est ouverte le 19 janvier 2022. Si, avec sa compétence supranationale, la JUB contribuera à une meilleure protection des brevets en Europe, les entreprises préférant l’ancien système pourront encore y échapper. Décryptage par Maître Olivier Hubert, avocat au barreau de Lyon et co-auteur du Lamy Droit commercial.
L’entrée en vigueur, le 19 janvier 2022, du Protocole sur l’application provisoire de l’accord relatif à la juridiction unifiée du brevet (PAP) en date du 1er octobre 2015, à la suite du dépôt, la veille, par l’Autriche, de son instrument de ratification de ce protocole (après la Slovénie, l’Allemagne et dix autres États membres participants dont la France), marque l’entrée en fonction des organes administratifs de la juridiction unifiée du brevet (JUB). Cette future juridiction internationale a été instituée par l’accord éponyme signé le 19 février 2013 à Bruxelles, dont l’entrée en vigueur reste suspendue au dépôt, par l’Allemagne – dont la loi de ratification de l’accord JUB a finalement été publiée le 12 août 2021, après le rejet des recours constitutionnels qui avaient été formés – de son instrument de ratification.
 
À ce jour, la phase de préparation à l’entrée en activité de la nouvelle juridiction est estimée à environ huit mois. À l’issue de cette période, l’Allemagne devrait déposer son instrument de ratification, ce qui déclenchera le compte à rebours de l’entrée en vigueur de l’accord sur le territoire des États membres participants ayant eux-mêmes déposé leurs propres instruments de ratification, et qui s’arrêtera le premier jour du quatrième mois suivant cette formalité. L’entrée en fonction de la JUB est ainsi attendue pour le début de l’année 2023.

Compétence supranationale de la juridiction unifiée du brevet…
 
JUB et brevet européen à effet unitaire : du pour et du contre

Le démarrage de la JUB sera accompagné par l’arrivée du brevet européen dit "à effet unitaire" qui confèrera une protection uniforme sur l’ensemble du territoire des États membres participants dans lesquels celui-ci produira un effet unitaire (Règl. (EU) n° 1257/2012, 17 déc. 2012, art. 5, § 1). S’il est déjà délivré à l’issue d’une procédure centralisée devant l’Office européen des brevets, l’actuel brevet européen n’a pas un tel effet unitaire puisqu’il se divise, une fois délivré, en autant de parties nationales juridiquement indépendantes les unes des autres que d’États membres participants désignés dans le brevet. En pratique, un tel morcellement implique des frais élevés de traduction (de tout ou partie du brevet dans les différentes langues nationales concernées) et de maintien en vigueur du brevet européen dans chaque pays désigné, ce qui conduit souvent à des arbitrages restreignant l’étendue de la protection. Par ailleurs, ce système requiert une défense individuelle de chaque partie nationale du brevet européen, le demandeur en contrefaçon n’ayant d’autre choix que d’agir judiciairement devant les juridictions nationales de chacun des pays concernés par la contrefaçon. Outre le coût engendré par ces différentes procédures judiciaires, les divergences de jurisprudence entre chacune des juridictions nationales saisies, qui se sont pourtant prononcées sur le même brevet européen et sur les mêmes faits de contrefaçon, ne sont pas rares.
 
En réduisant les coûts de validation et de maintien du brevet et en donnant une compétence supranationale à la JUB, le "Paquet brevet" tend à remédier à ces inconvénients et, ainsi, à améliorer la protection des innovations en Europe :

— les frais de traduction seront généralement moins élevés puisqu’il suffira que le brevet européen à effet unitaire délivré en français ou en allemand soit traduit en anglais et que le brevet européen délivré en anglais soit traduit dans une autre langue officielle de l'Union européenne. Les taxes annuelles de maintien en vigueur de ce brevet (pour une protection, à terme, dans les 25 États membres participants) correspondront environ au montant total dû pour la validation et le maintien de la protection d’un brevet européen classique dans quatre États membres (cf. https://www.epo.org/law-practice/unitary/unitary-patent/cost_fr.html) ;

— puisque la décision rendue par la JUB vaudra automatiquement pour tout le territoire des États membres contractants dans lesquels le brevet européen produira son effet (Acc. JUB, art. 34), l’action en contrefaçon de brevet européen à effet unitaire, mais aussi, en principe, de brevet européen non à effet unitaire, permettra de sanctionner, au terme d’une seule et même procédure, l’ensemble des faits de contrefaçon commis sur tout le territoire supranational en cause. Théoriquement, le montant des dommages-intérêts s’en trouvera substantiellement augmenté.

Toutefois, le marché concerné par la technologie en question ne réclame parfois une protection que sur un territoire limité de deux ou trois États membres : il ne sera donc pas toujours intéressant de déposer un brevet européen à effet unitaire. De même, le fractionnement du brevet européen non à effet unitaire en parties nationales n’est pas toujours préjudiciable au breveté puisque le concurrent souhaitant obtenir l’annulation de ce titre ne peut pas se contenter d’agir une fois pour toutes devant une juridiction unique, mais est contraint d’engager des actions en nullité devant les juridictions de chaque État membre participant dans lequel le brevet constitue une entrave à son activité économique. De fait, les différentes parties nationales du brevet européen litigieux ne sont pas forcément toutes attaquées, du moins pas simultanément, et les juridictions appelées à se prononcer sur la validité du brevet restent susceptibles d’adopter des positions divergentes, le brevet attaqué pouvant être annulé dans certains pays mais maintenu dans d’autres. Ce système favorise donc le maintien – au moins partiel – du brevet européen non à effet unitaire. Devant la JUB, une seule action en nullité permettra de faire tomber le brevet européen, même non à effet unitaire, pour l’ensemble des territoires concernés.
 
Absorption d’une part importante du contentieux des brevets
 
La nouvelle juridiction sera exclusivement compétente pour connaître des actions en contrefaçon portant sur tout brevet européen à effet unitaire et, à terme, sur tout brevet européen ou demande de brevet européen, ainsi que sur des certificats complémentaires de protection délivrés pour un produit protégé par un brevet européen à effet unitaire ou non ; elle aura également compétence exclusive pour connaître des actions judiciaires visant à obtenir des mesures provisoires et conservatoires et des injonctions portant sur un brevet européen à effet unitaire et sur un brevet européen, ainsi que des actions en nullité de ces titres (art. 32, § 1).

Il est intéressant de noter que, dans un souci d’harmonisation, certaines règles procédurales favorables au demandeur à l’action en contrefaçon et issues de l’accord JUB seront applicables, dès l’entrée en vigueur de cet accord, devant les juridictions françaises, du fait de leur reprise par l’ordonnance n° 2018-341 du 9 mai 2018 relative au brevet européen à effet unitaire et à la juridiction unifiée du brevet.

Par exemple : si le licencié non exclusif n'est à ce jour pas légalement habilité à agir en contrefaçon de brevet d’invention, il le sera désormais, pourvu que le contrat de licence l’y autorise expressément et que le titulaire du brevet en soit préalablement informé. Cette règle correspond à celle édictée à l’article 47, § 2, de l’accord JUB qui reconnaît, sous ces conditions, le droit au titulaire d’une licence non exclusive d’engager l’action en contrefaçon devant la JUB. Il est de même prévu par l’ordonnance du 9 mai 2018 que la condition de vaine mise en demeure du breveté par le licencié exclusif, formalité sans laquelle ce dernier n’a pas qualité pour agir en contrefaçon, sera remplacée par celle, moins contraignante, d’information préalable du breveté.

… mais un impact relatif
 
Compétence résiduelle des juridictions nationales
 
Dans le nouveau cadre juridique, les juridictions nationales des États membres contractants resteront seules compétentes pour les actions relatives aux brevets et aux certificats complémentaires de protection qui ne relèvent pas de la compétence exclusive de la JUB (art. 32, § 2) ; ainsi, le contentieux des brevets d’invention français sera toujours porté devant la juridiction française compétente, à savoir le tribunal judiciaire de Paris.
  
De même, en raison du caractère limitatif de la liste des actions réservées à la JUB et du fait qu’il n’existe aucune règle indiquant que cette juridiction pourrait connaître des demandes accessoires à celles qui lui sont soumises, la JUB ne sera, par exemple, pas compétente pour trancher les questions de concurrence déloyale connexes à l’action en contrefaçon engagée devant elle.
 
Sunrise period et demandes de dérogation

Une action en contrefaçon (ou en nullité) d’un brevet européen non à effet unitaire ou d’un certificat complémentaire de protection délivré pour un produit protégé par un tel brevet européen pourra librement être engagée devant les juridictions nationales pendant une période transitoire de sept ans – dont il est déjà prévu qu’elle pourra être renouvelée une fois – à partir de la date d’entrée en vigueur de l’accord (art. 83, § 1). Pendant cette période et si aucune action n’a été engagée devant la JUB, une demande de dérogation expresse à la compétence exclusive de celle-ci pourra également être notifiée, brevet par brevet, au greffe de cette juridiction. L’enjeu est d’éviter que les tiers n’agissent en justice contre ces brevets devant cette juridiction (art. 83, § 3). Cet opt-out pourra aussi être notifié dans les trois mois précédant la date d’entrée en vigueur de l’accord JUB (sunrise period). Dans cette hypothèse, l’opt-out produira ses effets dès le premier jour d’entrée en vigueur de l’accord. Les effets de l’opt-out dureront jusqu’à l’expiration du brevet (le titulaire du brevet peut ensuite retirer à tout moment cette dérogation, à condition toutefois qu’aucune action n'ait déjà été engagée devant une juridiction nationale).

Afin de s’assurer qu’il ne sera pas attrait par un potentiel adversaire devant la JUB, dont le fonctionnement concret et la jurisprudence demeurent, par hypothèse, encore inconnus, le titulaire souhaitant soustraire ses brevets européens non à effet unitaire à la compétence exclusive de cette juridiction, par exemple, pour échapper à l’effet supranational d’une éventuelle décision d’annulation de son titre (art. 34), aura tout intérêt à notifier ses demandes de dérogation avant l’entrée en vigueur de l’accord JUB, pendant la sunrise period ; il pourra le faire via l’application « UPC Case Management System », accessible à l’adresse : https://secure.unified-patent-court.org/fr/login.
 
L’avenir de la JUB étant aujourd’hui moins incertain qu’il ne l’était hier, il est de l’intérêt des industriels de définir en amont, selon une approche globale ou brevet par brevet, la stratégie la plus adaptée à la défense de leurs propres intérêts.



 
Source : Actualités du droit