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Dumping : interprétation subjective ou objective d’un produit « destiné à la consommation sur le marché intérieur du pays exportateur » ?

Affaires - International
25/05/2022
La Commission n’est en droit d’exclure une vente de la base de calcul servant à la détermination de la valeur normale, au motif de l’exportation du produit en cause, qu’en prouvant qu’il découle des « circonstances objectives entourant cette vente dont, en tout premier lieu, le prix, que les produits concernés par ladite vente ont une destination autre que la consommation sur le marché intérieur du pays exportateur, telle que l’exportation », ce qui permet de considérer que le producteur-exportateur en cause doit raisonnablement savoir, au moment de la conclusion de la vente, que, selon toute probabilité, la destination finale du produit en cause est l’exportation et non la consommation sur le marché intérieur. C’est ce que retient un arrêt de la CJUE du 28 avril 2022 en interprétant, mais pas de manière « purement » objective, l’article 2, paragraphe 2, du règlement 1225/2009 sur l’antidumping.
En suite d’un règlement instituant un droit antidumping définitif sur les importations de produits plats laminés à froid en acier inoxydables originaires de Chine et de Taiwan, un opérateur de Taiwan, actif dans la fabrication et la distribution de ces produits, a saisi le Tribunal de l’UE pour en obtenir l’annulation. Selon lui, on est en présence d’une violation de l’article 2, paragraphe 2, du règlement no 1225/2009 du Conseil, du 30 novembre 2009 (relatif à la défense contre les importations qui font l’objet d’un dumping de la part de pays non membres de la Communauté européenne, dit règlement de base), en vertu duquel la « valeur normale » des produits visés par le droit antidumping est normalement déterminée sur la base des ventes du produit similaire « destiné à la consommation » sur le marché intérieur du pays exportateur, puisque la Commission refuse de prendre en compte, pour la détermination de cette valeur normale, certaines ventes des produits à son acheteur indépendant dans le pays exportateur au seul motif qu’ils sont exportés par ce client après ces ventes, alors qu’elle n’a pas démontré que l’opérateur avait l’intention (dans le cadre d’une interprétation subjective) de ne pas destiner ces produits à la consommation intérieure.
 
Le tribunal a rejeté le recours en retenant notamment que la Commission peut refuser de prendre en compte les ventes en cause indépendamment de la question de savoir si le producteur-exportateur a, lors de la conclusion de ces ventes, une connaissance quelconque de l’exportation des produits concernés, si elle dispose de preuves objectives attestant que ces ventes sont, en réalité, des ventes à l’exportation (Trib. UE, 3 déc. 2019, n° T-607/15, Yieh United Steel c/ Commission, EU:T:2019:831). L’opérateur forme un pourvoi qui est rejeté pour les motifs qui suivent et l’arrêt est donc confirmé, mais avec des précisions de la CJUE s’agissant de l’interprétation objective à adopter de l’expression « destiné à la consommation ».
 
Rappel des textes
 
La CJUE indique, à titre liminaire, qu’il résulte de la règle, prévue à l’article 2, paragraphe 1, du règlement de base précité, selon laquelle « [l]a valeur normale est normalement basée sur les prix payés ou à payer, au cours d’opérations commerciales normales, par des acheteurs indépendants dans le pays exportateur », et de celle, énoncée à l’article 2, paragraphe 2, de ce règlement, selon laquelle « [l]es ventes du produit similaire destiné à la consommation sur le marché intérieur du pays exportateur sont normalement utilisées pour déterminer la valeur normale », que ne sont pas prises en compte aux fins de la détermination de la valeur normale les ventes intérieures lorsque les produits concernés par ces ventes sont destinés non pas à la consommation sur ce marché, mais à une autre finalité telle que leur exportation (point 92).
 
« Destiné à la consommation » : interprétation subjective ou objective ?
 
Rejet de l’interprétation subjective
 
Examinant si l’expression « destiné à la consommation » précitée implique un élément subjectif, et notamment l’existence d’une intention ou d’une connaissance effective du vendeur quant à la destination finale du produit concerné, la CJUE écarte toute interprétation subjective en se fondant sur des éléments tenant au libellé, au contexte (l’accord antidumping de l’OMC) et à la finalité de l’article 2, paragraphe 2 (points 95 à 123). Ainsi, contrairement à ce que soutient l’opérateur, la Commission n’est pas tenue de prouver une intention ou une connaissance dans le chef du producteur-exportateur quant à cette destination (ici l’exportation).
 
Interprétation pas purement objective,...
 
Si la CJUE confirme l’approche du Tribunal qui écarte l’interprétation purement subjective de la notion de « ventes du produit similaire destiné à la consommation sur le marché intérieur du pays exportateur », elle ne retient en revanche pas l’« interprétation purement « objective » de ladite notion » par ce Tribunal : en effet, une telle interprétation impliquerait que la simple preuve qu’un opérateur en aval de la chaîne de distribution exporte les produits concernés par la vente initiale suffise pour que la Commission puisse considérer que ces produits sont, au moment de leur vente initiale, « destinés » à l’exportation et doivent donc être exclus de la base de calcul servant à la détermination de la valeur normale.
 
Cette interprétation purement objective n’est pas, selon la CJUE, compatible avec les principes de prévisibilité et de sécurité juridique : elle permettrait, si elle était retenue, à la Commission d’imposer des droits antidumping indépendamment de la politique des prix du producteur-exportateur et ferait répondre celui-ci des politiques de marketing de ses clients indépendants qu’il ne peut en principe pas contrôler.
 
Aussi, pour garantir le respect des principes précités, la Commission – selon la formule de l’avocat général – « ne peut exclure une vente intérieure de la base de calcul servant à la détermination de la valeur normale que si elle établit l’existence d’un facteur de rattachement objectif entre cette vente et une destination du produit en cause autre que la consommation intérieure » (point 127). Ce que la CJUE confirme en retenant que « la Commission n’est en droit d’exclure une vente de la base de calcul servant à la détermination de la valeur normale au motif de l’exportation du produit en cause que si elle démontre qu’il découle des circonstances objectives entourant cette vente dont, en tout premier lieu, le prix, que les produits concernés par ladite vente ont une destination autre que la consommation sur le marché intérieur du pays exportateur, telle que l’exportation » (point 129). Ainsi, « si la Commission établit l’existence de telles circonstances rattachées à la vente initiale, il peut être considéré que le producteur-exportateur en cause devait raisonnablement savoir, au moment de la conclusion de la vente, que, selon toute probabilité, la destination finale du produit en cause était l’exportation et non la consommation sur le marché intérieur du pays exportateur » (point 130).
 
... mais avec des éléments de preuve objectifs
 
Pour la CJUE, la connaissance de nature « imputée » à l’opérateur (notion qui diffère de celle d’intention ou de connaissance effective), « peut, par exemple, être inférée d’éléments de preuve objectifs démontrant que l’exportateur a vendu les produits concernés sur la base de sa liste de prix à l’exportation ou que le producteur-exportateur savait ou devait raisonnablement savoir que son client était exclusivement ou principalement actif dans le commerce à l’exportation des produits en cause » (point 131).
 
En l’espèce, c’est le cas puisque :
  • une partie des ventes intérieures de l’opérateur fait l’objet d’un système de rabais à l’exportation (ce qui constitue une circonstance objective entourant ces ventes et afférente, en particulier, à leur prix dont il découle que les produits concernés par ces ventes sont destinés à l’exportation, et non à la consommation sur le marché intérieur) (point 141) et l’opérateur doit donc « raisonnablement savoir, au moment de la conclusion de ces mêmes ventes, que la destination finale du produit concerné était, selon toute probabilité, l’exportation, et non la consommation sur le marché intérieur du pays exportateur » (point 142) ;
  • le client le plus important de l’opérateur à Taïwan est principalement actif dans le secteur de l’exportation du produit concerné et les ventes de l’opérateur à ce client concernent, en règle générale, des produits destinés à l’exportation, et non à la consommation sur le marché intérieur : aussi, l’opérateur « doit raisonnablement savoir, au moment de la conclusion des ventes en cause, la destination finale du produit concerné, à savoir, selon toute probabilité, l’exportation » (point 143).
 
Source : Actualités du droit