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Rémy André Ozcan : « Les tokens pourraient devenir les titres financiers de demain »

Tech&droit - Blockchain
06/03/2018
Bulle irrationnelle, instrument de spéculation ou avenir des levées de fonds ? L’explosion du nombre et du volume des fonds levés par initial coin offering (ICO) ces deux dernières années incitent à se pencher sur cette nouvelle méthode de financement. Les explications de Rémy André Ozcan, cofondateur de Crypto4All
Actualités du droit : Pourriez-vous définir ce qu’est une ICO ?
Rémy André Ozcan : L’initial coin offering est le nouveau moyen de financement participatif qui consiste à proposer l’acquisition de jetons cryptographiques (appelés « tokens ») en échange de cryptodevises (BTC, ETH, etc.) ou en rétribution pour la réalisation d’actions en faveur du projet (promotion, audit, test, etc.).
 
ADD : Pouvez-vous, en quelques chiffres, poser la progression du recours à l’ICO comme technique de levée de fonds ?
R.-A. Ozcan : Le premier chapitre de l’histoire de ce nouveau mode de financement a été écrit par l’équipe fondatrice de la blockchain ethereum. À l’époque, elle cherchait le moyen de financer le développement de cette nouvelle blockchain en proposant d’acquérir de l’ether (ETH) contre du bitcoin (BTC). La campagne de financement a permis de récolter à l’époque plus de 18 millions de dollars en 42 jours (20 juillet au 2 septembre 2014).
 
L’année 2016 a connu une très forte progression du recours aux ICOs tant en termes de nombre de campagnes de financement lancées qu’en terme de montants collectés : une soixantaine pour une collecte de plus de 100 millions de dollars. Les projets Singular DTV et Golem ont été les succès majeurs de 2016. Ils ont respectivement collecté 7,5 millions de dollars en seulement 17 minutes et 8,6 millions de dollars en 29 minutes.
 
L’engouement pour les ICOs a véritablement connu son apogée en 2017, avec près de 3 milliards de dollars collectés pour le financement de plusieurs centaines de projets dans des domaines extrêmement variés : stockage des données, finance, développement d’infrastructure technologiques, énergie, industrie artistique et musicale, santé, jeux vidéo, identité numérique. L’année 2017 illustre également le franchissement d’une nouvelle étape en termes de capacité de collecte : plus d’une dizaine d’ICOs ont collecté plus de 50 millions de dollars. Filecoin et Tezos constituent à ce jour les deux plus gros succès avec respectivement 257 millions et 232 millions de dollars.
 
Au regard du succès croissant des ICOs et de leur médiatisation, nous pouvons nous attendre à ce que l’année 2018 soit également un excellent cru. Elle sera notamment marquée par la première ICO réalisée par un État européen, l’Estonie.
 
ADD : Comment les ICOs se différencient-elles du crowdfunding ?
R.-A. Ozcan : Essentiellement par le fait que les ICOs ne sont pas intermédiés contrairement au crowdfunding (ex : Kickstarter, Kisskissbankbank). Ces intermédiaires offrent une vitrine et collecte les fonds pour le compte des initiateurs du projet. Ils prélèvent en contrepartie des frais non négligeables (2 à 8 % du montant levé).
 
Le recours à la technologie blockchain offre l’opportunité de désintermédier intégralement la collecte de fonds et de s’affranchir de ces frais. Les ICOs permettent par ailleurs de collecter des sommes plus importantes (plusieurs millions d’euros) que celles pouvant être collectées via le crowdfunding (dizaines, centaines de milliers d’euros).
 
ADD : En quoi est-ce une technique efficace pour lever des fonds ?
R.-A. Ozcan : Contrairement aux méthodes de financement traditionnelles telles que l’émission d’actions ou l’emprunt bancaire, l’ICO permet à l’initiateur du projet de dissocier le contrôle du financement de celui-ci. Le développement du projet peut ainsi être réalisé en toute sérénité sans avoir à concéder une partie des droits sur le produit ou à subir une dilution du capital de la société.
 
Par ailleurs, l’ICO constitue également un formidable moyen marketing pour donner de la visibilité à un futur produit/service et commencer à fédérer une communauté qui contribuera à l’évolution du projet et à sa promotion.
 
Face à une telle innovation permettant à une société de s’émanciper d’intermédiaire pour se financer, les acteurs historiques du financement (VCs et établissement bancaires) devront inévitablement s’adapter.
 
ADD : Comment, en pratique, se déroule une ICO ?
R.-A. Ozcan : Une campagne de financement de type ICO se déroule sur plusieurs mois et en plusieurs étapes : phase de conception et de planification stratégique (positionnement marketing, business model, documentation, roadmap, etc.), design du système de tokenisation (choix du système, calibrage du financement, etc.), campagne marketing ciblée et, enfin, phase de collecte des fonds (déploiement de l’infrastructure de réception et de protection des fonds, audit, etc.). Le coût de réalisation est très variable d’une ICO à une autre en fonction des objectifs, des moyens humains utilisés, des délais de réalisation et de la nature du projet. Le coût moyen se situe entre 200 000 et 300 000 euros.
 
Cette campagne doit être conçue sur-mesure afin d’être en adéquation avec les besoins et les objectifs du projet. Il ne s’agit pas, en effet, uniquement de créer un whitepaper et un site web pour décrire le projet. Telle est notre vision au sein de Crypto4all.
 
ADD : Quelles ICOs avez-vous déjà réalisées ? En avez-vous une en cours ?
R.-A. Ozcan : Nous avons plusieurs campagnes de financement en cours et à venir en Europe notamment en France, en Asie et au Moyen-Orient.

Après avoir collecté plus de 3 millions de dollars en phase de prévente (pré-ICO), nous venons d’achever la phase finale de l’ICO de CREDITS qui a eu lieu le 18 février. Nous étions confiants sur notre capacité à collecter entre 15 et 20 millions de dollars sur ce projet à très haute valeur ajoutée. Cette confiance s’est traduite par la collecte de 22 millions de dollars en 17 heures, soit 1,2 million de dollars par heure ! Le projet CREDITS consiste à créer un nouveau type de blockchain et une plateforme dédiée permettant de résoudre les problèmes majeurs de scalabilité dont souffrent les blockchains publiques actuelles : vitesse et coût des transactions, consommation énergétique, interopérabilité et gouvernance.
 
ADD : Quelle (s) contrepartie (s) est/sont-elle (s) proposée (s) aux contributeurs ?
R.-A. Ozcan : Les « tokens » peuvent conférer des droits sensiblement différents d’une ICO à une autre : droits financiers, politiques, de propriété ou d’utilisation d’un bien ou service. La conservation ou la revente des tokens est à la discrétion des contributeurs en fonction de leurs convictions et perspectives de retour sur investissement.
 
ADD : Ces tokens peuvent-ils être échangés sur des places de marché ?
R.-A. Ozcan : Bien entendu. Ces tokens peuvent être échangés sur de nombreuses plateformes d’échanges situés sur les cinq continents du globe.
 
L’admission sur ces plateformes implique une négociation importante et le respect de certaines conditions. Néanmoins, l’innovation majeure réside dans la possibilité d’échanger des « tokens » directement de "pair-à-pair", c’est-à-dire directement entre deux personnes en seul clic.
 
ADD : Une entreprise peut-elle participer à une ICO ?
R.-A. Ozcan : Toute personne morale ou physique peut participer à une ICO.
 
ADD : Comment cette contribution est-elle alors comptabilisée dans son bilan ?
R.-A. Ozcan : La qualification et la comptabilisation des cryptodevises dépendent naturellement du droit applicable à l’entreprise, mais également de son activité.
 
L’administration fiscale française a pris soin dès 2014 ( (BOI, 11/07/2014 : BNC - BIC - ENR - PAT – 20140711, Régime fiscal applicable aux bitcoins ; (BOI-BIC-CHAMP-60-50-20140711, n°740) de préciser le régime fiscal applicable aux bitcoins détenus par des personnes physiques notamment au regard de l’impôt sur le revenu. La catégorie à laquelle sont rattachés ces revenus est fonction du caractère habituel (BIC) ou occasionnel (BNC) de l’activité. L’administration fiscale avait eu l’occasion de poser les prémices de ce régime lors d’un rescrit fiscal daté du 2 août 2013, à la suite de l’interrogation d’un particulier sur le traitement fiscal des bitcoins.
 
En revanche, la question du traitement fiscal et comptable de l’acquisition de cryptodevises par les personnes morales n’a toujours pas été tranchée au niveau national. En effet, l’Autorité des normes comptables et l’administration fiscale ne se sont toujours pas positionnées à ce jour.
 
La qualification comptable et fiscale résultera de l’analyse des caractéristiques des tokens (nature, droits conférés) et de la façon dont ils sont utilisés au regard de l’activité de l’entreprise (moyen de paiement, investissement, achat-revente, etc.) : matières premières, stocks, titres financiers (hors cash), actifs intangibles. Dans un souci de sécurité juridique, il conviendra alors de réaliser une annexe comptable expliquant le raisonnement et les motivations du traitement retenu.
 
ADD : Une société cotée peut-elle également lancer ou participer à une ICO ?
R.-A. Ozcan : Une société étant déjà cotée sur un marché réglementé tend à laisser penser qu’elle dispose déjà d’une taille suffisante pour recourir aux moyens de financement traditionnel et faire appel au marché.
 
Bien que ce type de financement soit plus approprié pour des entreprises de plus petites tailles, rien ne l’empêche effectivement. Néanmoins, il conviendra de justifier le recours à un système de tokenisation et in fine à la technologie blockchain. S’agissant de sa participation à une ICO en tant qu’opportunité d’investissement, cela peut constituer une alternative intéressante pour elle.
 
ADD : Comment s’assurer qu’une ICO n’est pas une chaîne de Ponzi ?
R.-A. Ozcan : Le risque zéro n’existe pas. Vous pouvez néanmoins réduire ce risque par la réalisation d’une analyse approfondie du projet sous plusieurs aspects : technologique, financier, économique et juridique. N’investissez pas dans un projet dont vous ne comprenez pas les tenants et les aboutissants.
 
Il convient alors de se poser quelques questions au préalable : qui sont les acteurs clés de l’ICO (team, advisor, partenaires, etc.) ? Quel est le rôle du token ? Quels sont les droits associés au token ? Existe-t-il un mécanisme de remboursement ? Comment les fonds collectés seront utilisés ? Quelles sont les modalités de revente ou de conservation du token ? Comment sont répartis les tokens ? Le business model est-il viable ? Quel est l’avis de la communauté ? Existe-t-il des seuils de collecte minimum et maximum ? Qui va réceptionner les fonds et dans quel pays ?
 
La protection par l’information constitue l’un des moyens les plus efficaces à court terme pour protéger les investisseurs. C’est pourquoi, nous sommes très attachés chez Crypto4all à contribuer à l’amélioration de la compréhension de cet univers via nos formations, nos partenariats avec des écoles d’ingénieurs et de commerces, nos échanges avec le Parlement européen et nos interventions publiques.
 
Il convient de bien distinguer les projets frauduleux des mauvais projets qui, bien que s’appuyant sur une réelle volonté de développer un service n’aboutiront pas pour des raisons diverses (problèmes de pilotage, de gestion budgétaire, dislocation de l’équipe, mauvais choix technologiques, etc.).
 
ADD : Existe-t-il des labels/normes ?
R.-A. Ozcan : Aucun label n’est actuellement certifié par un État ou organisme étatique. Des initiatives issues d’entités privées sont notamment à l’étude en Europe.
 
S’agissant des normes, le comité international ISO TC 307 « blockchain and distributed ledger technologies », auquel j’appartiens depuis sa création en octobre 2016, œuvre à l’élaboration de normes internationales portant sur la technologie blockchain et ses applications.
 
ADD : Est-ce que certains pays encadrent les ICOs ? Qu’en est-il de la réglementation européenne et/ou française ?
R.-A. Ozcan : Au sein de l’Union européenne, le recours aux ICOs ne fait actuellement l’objet d’aucun encadrement réglementaire. Nous sommes dans une zone grise, autrement dit, il y a un vide juridique.
 
Le Gibraltar s’est clairement positionné en faveur des ICOs en souhaitant devenir un véritable Hub. Un projet de réglementation des ICOs est actuellement en cours de discussion. Il s’agirait du premier pays au monde à établir un cadre réglementaire pour les ICOs.
 
En l’état actuel du droit français, il n’existe pas de cadre réglementaire spécifique. Néanmoins, cela ne saurait tarder. En effet, l’Autorité des marchés financiers a lancé, en octobre 2017, une consultation publique sur la mise en place d’un cadre réglementaire applicable aux ICOs, à laquelle Crypto4All a bien entendu répondu. Au-delà de la mise en place d’un code de bonnes pratiques et d’une standardisation de la documentation, nous estimons qu’un système déclaratif serait plus approprié qu’un système reposant sur un agrément préalable de l’AMF. Il s’agit là de responsabiliser les initiateurs et de concilier les atouts d’une ICO (rapidité et flexibilité) avec les impératifs de protection des investisseurs. L’AMF serait ainsi en mesure de prendre connaissance de l’existence de cette opération et d’opérer des contrôles pendant ou à l’issue de la campagne de financement voire, si nécessaire, de l’interrompre et de prononcer des sanctions. La consultation s’est achevée le 22 décembre dernier et une réglementation est attendue pour le deuxième trimestre 2018.

L’Autorité européenne des marchés financiers a adopté un positionnement strict à l’égard des ICOs en soulignant les risques importants mais également, en fonction de la structuration de l’ICO, la nécessité de respecter la réglementation financière actuellement en vigueur notamment en termes de lutte contre le blanchiment d’argent et du terrorisme (4eAMLD, MIFID, AIFMD, Prospectus).
 
En Asie, la Chine par le biais de la Banque centrale de Chine (PBOC) a fait le choix, en septembre 2017, de prononcer une interdiction absolue du recours aux ICOs. Dans la foulée, la Corée du Sud s’est également prononcée en faveur d’un bannissement des ICOs.
 
La recherche de l’équilibre entre la préservation de l’innovation et la prévention des risques potentiels doivent être au cœur de "l’esprit de la loi" et des préoccupations des autorités. Il apparaît aujourd’hui que la bonne structuration de l’ICO devient indispensable pour assurer la pérennité du projet et anticiper au mieux les risques réglementaires, financiers et technologiques.
 
ADD : Les ICOs sont-elles un effet de mode ou ont-elles, pour vous, vocation à s’inscrire durablement dans le paysage des levées de fonds ?
R.-A. Ozcan : La confiance de la communauté blockchain se construit avec le temps et chaque token acheté est le fruit de la confiance attribuée au projet par les participants.
 
Le succès grandissant des ICOs fait de ce moyen de financement un nouvel outil attractif qui pourrait révolutionner l’ensemble du système financier. Les tokens pourraient devenir les titres financiers de demain. La révolution est en marche.
 
Propos recueillis par Gaëlle MARRAUD des GROTTES
Source : Actualités du droit