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La blockchain pour la circulation des titres : comparaison des régimes français et luxembourgeois

Tech&droit - Blockchain
23/10/2018
Le 28 septembre dernier, le gouvernement luxembourgeois déposait un projet de loi sur la circulation des titres. L'objectif : permettre que les titres puissent également être inscrits en compte et transférés grâce à des mécanismes d'enregistrement électroniques sécurisés du type blockchain. Les approches françaises (issues de deux ordonnances, de 2016 et 2017) et luxembourgeoises sont-elles similaires ? Quels sont les points de divergence ? Les explications de Bruno Mathis, consultant et chercheur indépendant.

Alors que la France a notifié le 17 juillet à la Commission européenne son projet de décret d’application des ordonnances dites « blockchain » sur les titres financiers (Ord. n° 2017-1674, 8 déc. 2017, relative à l'utilisation d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé pour la représentation et la transmission de titres financiers)  et les minibons (Ord. n° 2016-520, 28 avril 2016, relative aux bons de caisse), le gouvernement luxembourgeois a déposé, le 28 septembre dernier, son projet de loi portant modification de la loi modifiée du 1er août 2001 concernant la circulation de titres, qui « a pour objet de mettre les acteurs de la place financière en mesure de profiter pleinement, en toute sécurité juridique, des opportunités offertes, dans le domaine de la circulation des titres, par les nouvelles technologies » - par la blockchain pour simplifier.

S’agissant d’un pays également contraint par le droit de l’Union, mais partageant avec la France un poids économique similaire dans l’administration des OPCVM, principal secteur concerné, il est intéressant de s’arrêter un instant sur les similitudes et les différences d’approches de la blockchain comme support de circulation des titres.

Le gouvernement français avait pris soin de délimiter le périmètre de titres éligibles à la blockchain en fonction de la marge de manœuvre que lui laissent la directive n° 2014/65/UE sur les instruments financiers, dite MIF2, et le règlement (UE) n° 909/2014 sur les dépositaires centraux de titres, dit CSDR. Le projet luxembourgeois, lui, ne fait aucune allusion aux textes européens. C’est que la circulation des titres au Luxembourg concerne essentiellement des parts d’OPCVM que les investisseurs souscrivent et rachètent, auprès d’agents de transfert. Les transactions issues de la Bourse de Luxembourg, donc négociées sur une plateforme de négociation, doivent à ce titre être réglées/livrées via un dépositaire central de titres, en l’occurrence LuxClear, en vertu de l’article 3, alinéa 2, du règlement CSDR directement applicable en droit luxembourgeois. Les valeurs mobilières cotées sont inéligibles à la blockchain même si le projet de loi luxembourgeois est muet à cet égard.
 
Ce projet contient un article unique consistant à ajouter un article 18 bis à la loi luxembourgeoise du 1er août 2001, dont l’article premier précise qu’elle « s'applique aux titres et autres instruments financiers au sens le plus large qui sont reçus en dépôt ou tenus en compte par un dépositaire ». Son cadre est donc un peu plus étroit que l’ordonnance française, qui vise les titres non admis à un dépositaire central de titres, que le dispositif d’enregistrement électronique partagé (DEEP) utilisé soit géré par l’émetteur lui-même ou par son « intermédiaire », pour reprendre le vocabulaire français. Une société luxembourgeoise dont les titres seraient au nominatif pur, donc non déposés chez un dépositaire, n’entre pas dans le champ du projet de loi.
 

Le recherche de neutralité technologique, facteur de flou juridique

L’article 18 bis dispose que « le teneur de comptes peut tenir les comptes-titres et effectuer les inscriptions de titres dans les comptes-titres au sein ou par le biais de dispositifs d'enregistrement électroniques sécurisés, y compris de registres ou bases de données électroniques distribués ». Si l’on comprend bien que la deuxième partie de la phrase couvre tout système distribué, qu’il chaîne ou non des blocs, on ne voit pas bien en quoi le « dispositif d’enregistrement sécurisé » introduit dans la première partie se distinguerait du système d’information actuellement utilisé par tout teneur de compte, ni pourquoi celui-ci « peut » y recourir, sauf à suggérer que tout dispositif électronique classique déjà en exploitation pourrait ne pas être « sécurisé ».
 
À trop vouloir adopter une formulation aussi générale que possible, le rédacteur crée ainsi une petite incertitude juridique. Ajoutons que si France et Luxembourg adoptent l’expression de « dispositif d’enregistrement électronique », la première le définit « partagé », le deuxième « distribué », deux termes qui ne sont pas synonymes, tandis que le Parlement européen, dans une résolution du 3 octobre (Parlement européen, Technologies des registres distribués et chaînes de blocs : renforcer la confiance par la désintermédiation, 3 oct. 2018), évoque la « technologie » de registre distribué, ou « TRD ».
 
Ajoutons que l’emploi de la cryptographie ne suffit pas à caractériser toute blockchain comme « sécurisée » par nature, cela dépendant aussi du code applicatif qui la régit. Enfin, la formulation luxembourgeoise rend le compte-titres indépendant de, et compatible à la blockchain, puisque le compte-titre peut être mouvementé « au sein ou par le biais » de la blockchain. De son côté, le code monétaire et financier établit un parallèle, par des conjonctions « ou », entre le compte-titres et  son équivalent dans la blockchain, non sans éviter l’ambigüité : la même expression d’inscription dans un DEEP s’oppose aussi bien à l’ouverture de compte (Code monétaire et fin., art. L. 211-4) qu’au fait de mouvementer des titres sur ce même compte (Code monétaire et fin., art. L. 211-3)…
 
Quoi qu’il en soit, l’écriture luxembourgeoise désigne le teneur de compte comme l’auteur, c’est-à-dire le responsable, de toute inscription dans la blockchain, là où le texte français, tourné à la forme passive, laisse possible l’initiative du titulaire de compte, à travers une blockchain qui serait alors libre ou « permissionnée ».
 

Le jeton, objet juridique non identifié

Sans évoquer explicitement le régime de propriété, le texte luxembourgeois continue ainsi : « Les transferts successifs enregistrés dans un tel dispositif d'enregistrement électronique sécurisé sont considérés comme des virements entre comptes-titres ». Si le virement entre comptes-titres vaut transfert de propriété, les « transferts successifs » – de titres ? de jetons ? – valent transfert de propriété. Dans le nouvel article L. 211-17 du Code monétaire et financier créé par l’ordonnance n° 2017-1674 du 8 décembre 2017, c’est l’inscription le fait déclencheur : « Le transfert de propriété de titres financiers résulte de l'inscription de ces titres (...) dans un dispositif d'enregistrement électronique partagé (...) ». C’est là que naît une différence selon que la blockchain est à jetons ou non : un ordre de virement de jeton soumis à différentes règles de gestion codées dans un smart contract, telles que le contrôle de provision ou de non-nantissement, peut faire échouer le transfert du jeton. L’ordre n’en est pas moins « inscrit », fût-il dans un statut d’échec. C’est une des conséquences de la caractéristique bien connue « d’immuabilité » de la blockchain. La rédaction française se prête donc moins que la luxembourgeoise à un transfert par jetons.
 

L’article de loi luxembourgeois ne se réfère pourtant pas explicitement au jeton et renvoie le lecteur au commentaire où le jeton, mentionné dans sa version anglaise de « token » est défini comme « schématiquement un actif numérique stocké dans une blockchain qui, comme un titre papier ou un titre dématérialisé classique, représente le ‘titre’ ». Cela rappelle ainsi la notion d’« actif numérique », que les députés français ont introduite après l’article 26 de la loi PACTE relative au régime des Initial Coin Offerings (ICO) (sur ce sujet, v. PACTE et ICO : l’article 26 est voté !, Actualités du droit, 1er oct. 2018) sans toutefois en spécifier les effets juridiques ni l’articuler avec les ordonnances blockchain.

 
Au lieu de cela, la version luxembourgeoise tourne autour du pot et met l’accent sur la fongibilité des titres sans la lier au rôle du jeton. Si tenue de comptes et inscriptions de mouvements dans une blockchain « n’affectent pas le caractère fongible des titres concernés », une alternative manuscrite ou bureautique ne l’affecte pas davantage. L’enjeu porte en vérité sur le risque de double dépense. Or si une blockchain sans jetons porte un tel risque, une blockchain avec jetons ne garantit pas son absence totale.
 
À cet égard, le deuxième alinéa du texte résonne comme un avertissement : « La validité ou l'opposabilité de sûretés ou garanties constituées conformément à la loi modifiée du 5 août 2005 sur les contrats de garantie financière ne sont (pas) affectées par la tenue de comptes-titres au sein d'un tel dispositif d'enregistrement électronique sécurisé ou par l'inscription de titres dans les comptes-titres par le biais d'un tel dispositif d'enregistrement électronique sécurisé ». Un prêt ou un nantissement de titres qui ne serait lui-même pas enregistré dans la blockchain ferait naître un risque de double dépense. Une blockchain à jetons n’a de sens que si tous les mouvements de titres y sont gérés.
 
La portée pratique de l’option de recours au jeton dans le projet luxembourgeois ne doit en tout état de cause pas être exagérée, car si la blockchain peut transférer de la valeur, elle n’apporte pas de solution au risque de crédit. Si le smart contract peut être codé de façon à rendre simultanés la livraison de jetons avec le paiement en cryptomonnaie, il ne peut le faire avec une monnaie fiat, et le droit luxembourgeois comme celui de l’Union ne reconnaît pas le paiement en cryptomonnaie. Le smart contract d’une blockchain placée sous le nouveau régime doit se borner au seul transfert des titres. Le participant qui virera des jetons représentatifs de parts d’OPCVM luxembourgeois n’aura pas davantage de garantie de paiement que dans l’architecture actuelle, qui ne permet pas le règlement contre livraison.
 
Le projet de loi luxembourgeois est donc orienté vers l’industrie grand-ducale des fonds d’investissement. Il semble même taillé sur mesure pour Fundsquare, une filiale de la bourse de Luxembourg, qui développe déjà depuis deux ans FundsDLT, une blockchain à base de jetons. Si les conceptions juridiques des deux pays diffèrent, sans s’opposer, les effets opérationnels devraient être similaires.
Source : Actualités du droit