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Quand l’Italie tente à son tour de légiférer sur la blockchain

Tech&droit - Blockchain
07/02/2019
Le 22 janvier, le Sénat italien a publié son projet de reconnaissance de la blockchain en droit italien. Quelle en est l’approche ? À quels écueils est-il exposé ? L’analyse de Bruno Mathis, consultant et chercheur indépendant.
Après Gibraltar et Monaco, l’Italie s’engage, à son tour, sur le chemin d’un droit sui generis de la blockchain. À la faveur de la conversion en loi d’un décret-loi dit de « simplification », le Sénat italien a introduit, le 22 janvier 2019, un amendement relatif aux « technologies à base de registres distribués » (Proposta di modifica n. 8.0.3 al DDL n. 989, Senato della Repubblica). L’Italie devient ainsi le deuxième, parmi les grands pays occidentaux, après la France, à légiférer sur la blockchain. Mais alors que la France a choisi une approche par cas d’usage, en traitant successivement des minibons (Ord. n° 2016-520, 28 avr. 2016, relative aux bons de caisse), des titres financiers non admis chez un dépositaire central (Ord. n° 2017-1674, 8 déc. 2017 relative à l'utilisation d'un dispositif d'enregistrement électronique partagé pour la représentation et la transmission de titres financiers), puis des émissions de jetons (PACTE et ICO : l’article 26 est voté !, Actualités du droit, 1er oct. 2018), l’Italie jette les fondations légales de toute application de la blockchain. L’exposé des motifs affirme en effet que l’intérêt de la blockchain dépasse le cadre des crypto-actifs.

La France n’éprouve pas le besoin de légiférer dans ce sens. Selon le rapport de la mission Blockchain, « il ressort de l’analyse convergente des représentants du ministère de la justice et du Conseil d’État que le droit français semble en mesure d’appréhender un certain nombre de situations créées par l’usage des "blockchains". La loi ne paraît pas devoir faire obstacle pour l’essentiel au recours à cette technologie et, à l’inverse, ses grands principes directeurs paraissent applicables à son usage » (Assemblée nationale, Mission d'information sur les chaînes de blocs (blockchain), rapp., 14 déc. 2018).

Neutralité et précision, des objectifs inconciliables ?
Quoi qu’il en soit, sur une matière aussi compliquée, l’écriture d’un cadre juridique est un exercice périlleux. Comme la France, l’Italie hésite sur le degré de neutralité technologique à introduire dans la loi.

Pour commencer, le terme de blockchain n’apparait ni en anglais ni en italien. Mais, alors que la France a paraphrasé la blockchain par l’expression de « dispositif d’enregistrement électronique partagé », sans la définir, le Sénat italien prend des risques en lui associant de nombreuses propriétés : « On entend par "technologies à base de registres distribués" les technologies et protocoles informatiques utilisant un registre partagé, distribué, réplicable, simultanément accessible, architecturé sur une base cryptographique, permettant ainsi l'enregistrement, la validation, la mise à jour et la sauvegarde, le stockage des données en clair, et en outre protégé par une cryptographie vérifiable par chaque participant, non altérable ni modifiable ». La définition couvre technologies et protocoles, c’est-à-dire la fonction de registre et les smart contracts, et sans doute les applications décentralisées, là où la définition française se limite au registre. Les mentions « réplicable » et « simultanément accessible » sont superflues : la blockchain est en effet distribuée par réplication et simultanément accessible puisque partagée. Mais si le principe de distribution – ou de réplication – est intrinsèque à une blockchain régie par la preuve de travail, il n’est pas acquis dans tous les types d’architecture. Le concept de partage n’est quant à lui pas discriminant, il est même propre à toute base de données de gestion d’entreprise, dès lors que plus d’un utilisateur y accède. Même le caractère non modifiable est discutable, certaines blockchains ayant été rendues privées pour précisément pouvoir être modifiées.

Dans une première mouture, le texte précisait en outre que toutes les informations et données « certifiées » à travers une technologie à base de registres distribués ont la même valeur juridique que celles certifiées par d’autres technologies (V. Blockchain, passo indietro del Governo: no al riconoscimento giuridico, Altalex, 17 déc. 2018). Dans cette nouvelle version, cette disposition disparaît tandis qu’apparaît une définition du smart contract si peu technologiquement neutre qu’elle s’applique à un sous-ensemble de la blockchain, celui de la communauté Ethereum.

Le smart contract, entre programme et contrat
Le "smart contract" y est en effet défini, en anglais, comme « un programme informatique utilisant des technologies basées sur des registres distribués et dont l'exécution lie ("vincola") automatiquement deux parties ou plus sur la base d'effets prédéfinis. Les smart contracts satisfont à l'exigence de la forme écrite après l'identification informatique des parties intéressées, par le biais d'un processus respectant les exigences définies par l'Agence pour l’Italie Digitale et des lignes directrices devant être adoptées dans les 90 jours suivant l'entrée en vigueur de la loi transformant le décret-loi ».  
 
Ces dispositions appellent plusieurs remarques.

Tout d’abord, bien que défini comme un programme – c’est plutôt un protocole –, le smart contract semble l’être aussi comme un contrat, puisqu’il en a la forme écrite et qu’il matérialise les obligations des parties. Cette question, le ministère français de la Justice se l’était aussi posée mais, toujours selon le rapport de la mission Blockchain, ses analyses « donnent à penser que l’essentiel des principes du droit des contrats pourrait régir les obligations contractées dans le cadre de la mise en œuvre d’un protocole fondé sur la technologie des blockchains », et qu’en conséquence, « le juge devra examiner les éventuels manquements à ce (smart contract) en application des règles du droit commun de la responsabilité contractuelle ».

D’autre part, le texte italien évoque les exigences propres à assurer l’identification informatique des intéressés, un sujet épineux s’agissant d’une technologie conçue pour préserver l’anonymat et qui s’est popularisée après l’adoption par le législateur européen, en 2014, du règlement eIDAS (Règlement (UE) n ° 910/2014 du Parlement européen et du Conseil du 23 juillet 2014 sur l’identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques).

Enfin, ces exigences seraient spécifiées sous la forme de normes techniques et de lignes directrices et mises à la charge d’une agence plutôt que du législateur. Le poids que le Sénat veut faire porter à cette dernière n’en est que plus lourd.

Le dernier alinéa porte sur une disposition relative à l’horodatage : « L’enregistrement d'un document informatique au moyen de technologies basées sur des registres distribués produit les effets juridiques de l’horodatage électronique visée à l'article 41 du règlement de l'UE n° 910/2014 ». Le premier alinéa de cet article ne fait pas débat, en établissant la recevabilité de l’horodatage électronique comme preuve en justice. En revanche, les deux suivants définissent l’horodatage qualifié, dont l’alinéa c) de l’article 42 suivant précise qu’ « il est signé au moyen d’une signature électronique avancée ou cacheté au moyen d’un cachet électronique avancé du prestataire de services de confiance qualifié, ou par une méthode équivalente ». Le caractère équivalent d’une méthode alternative pourrait faire l’objet de contestation en justice. La référence à eIDAS, qui s’applique de toute façon de plein droit, ne semble pas indispensable.

Le principal défi du projet italien tient à l’insertion du smart contract dans le droit des contrats : il ne s’agit pas seulement de garantir l’identification correcte des contractants pour leur attribuer leurs obligations respectives. Il faut aussi s’assurer que les clauses contenues dans le smart contract reflètent fidèlement la volonté des parties, au-delà des limites du langage de programmation ainsi que de la qualité et de l’intelligibilité du codage.
Source : Actualités du droit