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Crypto-actifs : peut-on tokeniser les titres ?

Tech&droit - Blockchain
11/03/2019
Dans « Crypto-actifs : les régulateurs en ordre dispersé », Bruno Mathis a brossé un panorama de l’actualité réglementaire au cours du deuxième semestre 2018. Il poursuit son enquête en revenant sur les quelques faits saillants survenus depuis janvier.
Ce début d’année 2019 a été marqué par la publication, très attendue et simultanée, des avis des régulateurs européens de la banque, l’EBA, et des marchés, l’ESMA. Le premier rapport clarifie un point relatif au stablecoin, un type de jeton devenu populaire ces derniers mois, puisque, indexé sur un actif financier hors-chaîne, il n’a pas de volatilité intrinsèque. Dès lors qu’un stablecoin est adossé (pegged) à une réserve de monnaie fiat, précise l’EBA, il vérifie la définition de la monnaie électronique, au sens de la directive n° 2009/110/CE (Dir. n° 2009-110/CE, 16 sept. 2009, JOUE 10 oct. 2009, n° L 267/7), et son émetteur doit se faire agréer comme émetteur de monnaie électronique. En revanche, sur la question de la lutte anti-blanchiment, l’EBA botte en touche, renvoyant vers le Groupe d’action financière (GAFI) et un papier conjoint des agences de supervision européennes à venir. Elle passe aussi sous silence les difficultés d’ouvrir des comptes bancaires éprouvées par les acteurs de la crypto-économie, alors même que ces obstacles sont la conséquence directe de la réglementation anti-blanchiment.

 
Pays Date Auteur Instrument Disposition/Thème
US 20.12.2018 Parlement Jetons d'utilité Proposition d'exclure les jetons d'utilité du périmètre du droit fédéral des titres
UE 09.01.2019 EBA (régulateur) Stablecoin Le stablecoin adossé à une réserve de monnaie fiat tombe sous le coup de la directive sur la monnaie électronique
Singapour 14.01.2019 Parlement Jetons de paiement Le stablecoin ("pegged by the issuer to any currency") n'est pas un "digital payment token" au sens du Payment Services Act
Thaïlande 08.02.2019 Parlement Jetons d'investissement Les titres peuvent prendre la forme de jetons
Wyoming (US) 26.02.2019 Gouverneur Tous jetons Droit de propriété direct sur le jeton, qui ne peut pas être déposé chez un intermédiaire
Luxembourg 01.03.2019 Parlement Jetons d'investissement Le teneur de comptes peut mouvementer les comptes-titres via un "dispositif d'enregistrement électronique distribué"



























De son côté, l’ESMA a procédé à un inventaire utile et détaillé des types de risques et des enjeux de conformité réglementaire. Le cœur de l’avis développe l’hypothèse d’une qualification comme titre de telle ou telle catégorie de crypto-actifs. Or, cette qualification n’est pas dans le pouvoir de l’ESMA : elle exigerait une mesure législative. L’ESMA ne développe pas l’hypothèse contraire d’un droit sui generis, qui, il est vrai, ne serait pas de son ressort. Et l’annexe des initiatives nationales, où la France figure aux côtés du Liechtenstein et de Malte, ne mentionne pas que notre pays a choisi de laisser les crypto-actifs en dehors du périmètre des instruments financiers (v. le nouvel article L. 54-10-1 du Code monétaire financier créé par l’article 26 du projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises, TA AN n° 1673, 2018-2019, dit PACTE). Le texte de l’ESMA oriente naturellement la Commission européenne vers une action législative s’inscrivant dans le droit financier.
 
Le 8 février, la Thaïlande a modifié sa législation pour permettre l’émission de titres dématérialisés sous forme de jetons (v. Bangkok Post, NLA nod clears path for scripless issuance, tokenisation). Le jeton y est défini, non comme un actif à part entière, mais comme le support d’un actif existant, le titre financier, qu’il soit une action, une obligation ou une part de fonds d’investissement. Le régulateur boursier doit produire des règles d’application, notamment sur la constitution de la plateforme de tokenisation, qui semble réservée au dépositaire central.

Cette construction juridique est plus ambitieuse que celle choisie par la France ou le Luxembourg (v. Mathis B., La blockchain pour la circulation des titres : comparaison des régimes français et luxembourgeois, Actualités du droit, 23 oct. 2018) et sans doute adéquate dans un pays dont le dépositaire central n’assure pas le règlement contre livraison des titres : il n’y a pas d’enjeu de paiement en devise fiat et pas plus de risque de contrepartie que dans le dispositif actuel. La « tokenisation » des titres semble assez adaptée aux pays, nombreux en Asie, ayant une forte appétence populaire au numérique mais des infrastructures de Place peu développées.

L’État des Rocheuses fait le pari que la SPDI, spécialisée sur la crypto-économie, saura développer l’expertise technique requise pour exécuter ses mesures de vigilance anti-blanchiment sous la blockchain et sera donc plus encline qu’une banque classique à ouvrir des comptes aux entreprises concernées.


À l’autre bout de la planète, le Wyoming a pris une autre initiative intéressante, et porteuse d’enseignements différents. Cet État américain introduit dans son droit les trois catégories désormais classiques de jetons d’investissement (« digital securities »), d’utilité (« digital consumer assets ») et de paiement (« virtual currency »). Mais il se distingue en établissant un droit de propriété direct du consommateur sur ses jetons, alors que le régime des titres en vigueur (article 8 UCC) ne confère en effet à l’épargnant qu’un droit de créance sur l’intermédiaire, ultime propriétaire des titres.  De plus, le dépôt des jetons chez un intermédiaire est facultatif. Le Wyoming justifie son choix par la nature pair-à-pair de la blockchain, qui invite à se passer d’intermédiaire, mais aussi par la faiblesse juridique et opérationnelle de la chaîne des droits sur les titres. Des certificats produits par erreur peuvent conduire à créer plus de droits qu’il n’y a de titres réellement émis et la faillite de l’intermédiaire peut faire perdre à l’épargnant tout son portefeuille. Ainsi, dans la perspective du Wyoming, sa législation dédiée aux actifs numériques a-t-elle d’abord pour avantage de protéger le consommateur du risque existant, propre au droit des titres, avant de l’exposer à un risque nouveau propre à la blockchain ! Mais cet argument, qui semble faire des émules parmi les autres États américains, n’est pas applicable à la France, où l’investisseur jouit déjà d’un droit de propriété direct sur les titres.
Ensuite, le Wyoming crée deux statuts, le « qualified custodian », un type de banque soumis à une obligation de restitution des actifs numériques en cas de faillite, et la « special purpose depository institution » (SPDI), une banque à même d’ouvrir des comptes aux entreprises de la crypto-économie. L’État des Rocheuses fait le pari que la SPDI, spécialisée sur la crypto-économie, saura développer l’expertise technique requise pour exécuter ses mesures de vigilance anti-blanchiment sous la blockchain et sera donc plus encline qu’une banque classique à ouvrir des comptes aux entreprises concernées.

Enfin, le parlement luxembourgeois a adopté, le 1er mars, sans l’amender, le texte court mais alambiqué du projet de loi produit par le gouvernement six mois plus tôt, où la notion de jeton n’apparaissait que dans le commentaire associé. Cette initiative législative restera sans doute la première, dans le monde, inspirée par le principe de tokenisation des titres.

Voici légèrement amendés les deux autres tableaux d’une synthèse bien délicate.

 
Périmètre réglementaire comparé des jetons CH FR JP LU MT SG US
Jeton de paiement ×   ×   × × ×
Jeton non financier ("d'utilité") × × ×   ×    
Jeton financier ×     × × × ×
Instrument financier investissable en jetons ×            
Instrument financier dérivé du jeton             ×
 
 
Principales caractéristiques de la réglementation des jetons
CH FR JP LU MT SG US
Prospectus de l’ICO × ×     × ×  
Agrément de l’intermédiaire   ×     ×   ×
Dépositaire   ×   ×   ×  
Fiscalité ad hoc × ×     × ×  
Lutte anti-blanchiment /Financement du terrorisme   × ×     ×  
Abus de marché RAS RAS RAS RAS RAS RAS RAS
Protection épargnant RAS RAS RAS RAS RAS RAS RAS
Normes comptables RAS × RAS RAS RAS RAS RAS






 
Source : Actualités du droit