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Données bancaires : vers l’abandon d’un nouveau pan de souveraineté ?

Tech&droit - Données
20/01/2020
Réseaux sociaux et plateformes disposent déjà de larges volets de notre vie privée. Et si demain, des données personnelles très sensibles, celles issues de nos transactions bancaires, tombaient également dans leur escarcelle ? Où pourrait conduire une telle concentration ? La tribune de Charles de Gastines, CEO de PayLead, et Gaëlle Marraud des Grottes, Rédacteur en chef du site Actualités du droit.
Peut-on regarder passivement, avec au mieux une inquiétude certaine, l’innovation passer ? Après avoir perdu la bataille des données web et celles des données mobiles (largement aux mains des GAFAM), l’Europe est-elle en passe d’en perdre une nouvelle ? Et de laisser ces grands acteurs, aux ambitions aussi puissantes que leur capacité d’investissement, attaquer le nouveau marché des données bancaires ?
 
Car en quelques mois, Apple a lancé son Apple card et Facebook a annoncé la création de sa devise Libra, une cryptomonnaie qui pourrait être mise en service dès 2020. Ce à quoi la firme à la pomme a réagi en indiquant regarder à son tour les cryptomonnaies (CNN, 5 sept. 2019, Apple exec : 'We're watching cryptocurrency).
 
Des acteurs traditionnels dont le modèle économique est attaqué
C’est acté. Pour tout un ensemble de raisons, le modèle économique (crédits et dépôt) des banques est en train de pivoter. Et alors que les transactions bancaires représentent des volumes impressionnants de données (les derniers chiffres de la Banque de France révèlent qu’en 2017, 12,5 milliards de transactions par carte bancaire ont été réalisées en France), les établissements bancaires les mobilisent encore très peu.
 
Et pourtant, leur avenir est certainement pour partie dans l’analyse de cette donnée. Notamment parce que l’analyse des données bancaires permet de construire une connaissance client très fine mais aussi de scoring. La connaissance et la notation client étant amenée à prendre de plus en plus d’importance dans notre société pour deux raisons :
•               l’évolution du marketing et de la communication client : du mass marketing vers le local marketing/client centric marketing ;
•               l’évolution du mode de consommation : les gens vont de moins en moins posséder et de plus en plus louer : la notation est l’un des piliers de la confiance.
 
La donnée bancaire, un levier puissant de connaissance client
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la donnée de transaction bancaire permet une connaissance client beaucoup plus fine que n’importe quelle autre donnée, dont la donnée web.
 
Cette information est extrêmement puissante, pour trois raisons notamment :
•                la donnée bancaire est complètement omnicanale : une fois qu’on récupère l’ensemble des données bancaires d’une personne, on sait ce qu’elle fait en ligne, hors ligne, etc. ;
•                cette donnée est très engageante : on peut, en analysant les achats d’une personne, savoir par exemple quels sont ses centres d’intérêt ;
•                elle permet l’accès à tout un historique d’achat.
 
Pourquoi cette connaissance est primordiale ? Parce que c’est une très bonne manière d’optimiser la relation client, notamment grâce au marketing ciblé et à une personnalisation des offres. Et concrètement, cela permet ainsi aux marchands d’améliorer la fidélisation et d’augmenter les ventes (cross-sell & up-sell).
 
Or les géants de la tech s’intercalent peu à peu entre les banques et leurs clients.
 
Amazon, Apple, Facebook et maintenant Google : vers la fin de la souveraineté française sur les données bancaires de ses citoyens ?
L’annonce d’Apple en mars dernier (v. notamment, Apple : une carte de crédit et beaucoup de questions,
Les Échos, 26 mars 2019) avait déjà provoqué une secousse importante. Son objectif : proposer, pour l’instant seulement aux États-Unis, une carte bancaire qui non seulement sera gratuite, mais qui, en plus, rapportera au consommateur (à chaque paiement, Apple annonce rembourser 1 % de la somme en cas de paiement avec la carte physique (Apple card), 2 % si le paiement est effectué avec Apple Pay et même 3 % en cas d’achat dans un Apple Store ou sur le site d’Apple).
 
Comme d’autres géants de la tech, Apple cherche des relais de croissance. Et cette société entend miser sur la force de son expérience utilisateur pour attirer les consommateurs vers son Apple card, vecteur d’une nouvelle expérience bancaire plus intuitive et porteuse de services exclusifs Apple.
 
De son côté, Amazon s’était déjà lancé deux ans plus tôt sur ce marché, par le biais d’Amazon prime rewards (v. Amazon, 11 janv. 2017 et Amazon lance une carte Visa pour ses abonnés Prime, Frenchweb, 13 janv. 2017), qui formule une proposition de valeur similaire, en brandissant notamment l’arme redoutable du cashback sur toutes les transactions (2 à 5 % du montant de tous leurs achats effectués sur le site).
 
Quant à Facebook, à travers Libra, son objectif affiché « est de favoriser le développement d’une devise et d’une infrastructure financière mondiales simples, au service de milliards de personnes, (ces) 1,7 milliard d'adultes dans le monde (qui) sont encore exclus du système financier ». Le projet Libra serait donc « une véritable avancée vers un système financier mondial low-cost, plus accessible et plus connecté » (Facebook, projet Libra, 18 juin 2019). Mais sans ambiguïté aucune, sa finalité première est surtout d’attaquer un nouveau marché.
 
Dernier GAFA à préciser ses ambitions bancaires : Google. Le Wall Street Journal a ainsi révélé, le 13 novembre 2019, la volonté de la firme de Mountain View de se lancer dans les comptes bancaires et ce, dès 2020.
 
Un marché attractif pour les GAFA, qui va leur permettre de rendre encore plus captifs leurs utilisateurs, tout en récupérant des données stratégiques dont l’exploitation commerciale va constituer une nouvelle source de revenus.
 
Le fait que des entreprises américaines possèdent demain nos données de transactions bancaires menace les banques, mais pas seulement. La capacité des commerçants nationaux à capter des nouvelles parts de marché va se trouver bien amoindrie. Car bien évidemment, Apple, Amazon ou Google ne céderont pas les leads issues de l’analyse de ces données à ceux d’entre eux qui concurrenceraient les biens et services qu’ils proposent.
 
Cela soulève également de nombreux enjeux en matière de concentration de données, côté citoyen  (v. notamment, les interrogations du député Jean-Michel Mis, Cryptomonnaie de Facebook : la réaction du gouvernement français, Actualités du droit, 18 juin 2019 ; v. également, Faut-il avoir peur de la monnaie Facebook, Les Échos, 21 juin 2019), même si le whitepaper du projet Libra insiste à plusieurs reprises sur l’existence d’un chinese wall entre les données issues des réseaux sociaux et celles qui naîtront des futurs transactions (le livre blanc prend le soin de préciser que « Facebook a créé Calibra, une filiale réglementée (…) pour garantir la séparation des données sociales aux données financières »).
 
L’Europe ne peut rester passive
L’enjeu est de taille, car pour l’instant ces acteurs étrangers ne sont présents que sur le web (aujourd’hui moins de 20 % des transactions totales) et devraient naturellement accélérer sur une donnée omnicanale.
 
Il est donc plus que temps de mesurer les risques en termes de souveraineté que représentent les services que commencent à proposer ces firmes étrangères sur des données européennes.
 
Et de prendre conscience de la nécessité de créer des champions européens autour de ces données bien particulières, tout en capitalisant sur les établissements bancaires européens de premier plan.
 
Comme dans d’autres domaines, l’Europe doit faire émerger des acteurs souverains et indépendants rapidement, en particulier sur ce secteur de l’analyse de la donnée bancaire. 
Source : Actualités du droit