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Bitcoin, fork et prêt : un arrêt structurant vient d'être rendu

Tech&droit - Blockchain
05/03/2020
Historique cette décision du tribunal de commerce de Nanterre du 26 février 2020. D’abord parce que les arrêts portant sur les cryptomonnaies sont plus que rares. Ensuite parce que les problématiques soulevées le sont encore plus : quelle qualification pour le bitcoin ? Et donc quelle qualification pour un contrat de prêt de bitcoins entre entreprises ?  Après un fork bitcoin, le prêteur de bitcoins peut-il valablement demander la restitution des bitcoins cash attribués ? Enfin, parce que cette solution va amener bon nombre d’acteurs à revoir sérieusement leurs contrats et CGU. Explications.
Un contentieux pour 11 bitcoins si l’on peut résumer ainsi l’enjeu pécuniaire de cette affaire. Mais un litige plus qu’important, qui tranche sur bon nombre de qualifications juridiques et qui modifiera durablement les pratiques contractuelles des acteurs.

D’autant que c’est, à notre connaissance, la première fois dans le monde que des juges se prononcent sur une problématique d’attribution d’actifs numériques issus d'un hard fork.
 
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Autant de concepts en jeu dans ce contentieux où la complexité de la technologie se mêle de manière plus qu’intéressante à celle du droit.
 
Rappelons, in limine, que :
  • le 1er hard fork a eu lieu sur une autre blockchain, Ethereum, fin juillet 2016 ;
  • qu’il était motivé par une importante faille de sécurité (le hack de the DAO) ;
  • qu’il avait donné lieu à création d’une cryptomonnaie, l’Ethereum Classic (ETC) ;
  • que le hard fork qui a donné naissance en août 2017 au bitcoin cash avait pour objectif d’augmenter la taille d’un bloc de la chaîne pour permettre de traiter plus de transactions, plus rapidement, avec des frais moins élevés.
 
Dans ce contentieux, les acteurs en présence étaient les suivants :
  • Paymium, une plateforme française d’échanges de bitcoins ;
  • Bitspread, une société anglaise de conseil en matière financière et plus particulièrement dans le domaine des « cryptomonnaies », dont le bitcoin, qui réalise des arbitrages entre différentes plateformes pour vendre ces actifs au meilleur prix (market maker).
 
Et les faits peuvent être ainsi résumés :
  • conclusion entre 2014 et 2016 de trois contrats de prêts de BTC entre Paymium, prêteur, et Bitspread, emprunteur, le tout représentant 1 000 BTC au total ;
  • 1er août 2017 : hard fork bitcoin, c’est-à-dire, de manière simplifiée, scission sur la blockchain bitcoin créant une branche secondaire, s’appuyant sur la blockchain bitcoin, donnant naissance aux bitcoins cash (BCH), étant précisé qu’un BCH a été attribué pour un BTC ; 1 000 BCH ont été attribués à Bitspread ;
  • Bispread rembourse l’intégralité du montant en principal des trois prêts, en octobre 2017 ;
  • Paymium réclame des intérêts dus en application des contrats de prêt pour un montant de 42 BTC ;
  • Refus de régler ces intérêts de la part de Bitspread : Paymium, après mis en demeure, exerce un droit de rétention sur 53 BTC et clôture le compte de Bitspread ;
  • Bitspread réclame ces 53 BTC ;
  • Paymium demande la restitution des 1 000 BCH.
Le litige portait en pratique sur la rétention de 53 BTC, sur 42 BTC d’intérêts et 1 000 BCH. Et nous écarterons ici la question du/des cours pris en compte pour cette éventuelle compensation, d’autant qu’il n’existe pas de cours unique pour ces cryptos.
 
Plusieurs problématiques étaient soulevées, dont certaines à tiroir. S’il fallait ne retenir que les principales, voici quelle en serait la liste :
  • La plateforme qui avait mis à disposition les bitcoins pouvait-elle résilier le compte ouvert à son cocontractant pour non-paiement des intérêts dus au titre de contrats ?
  • Pouvait-elle exercer un droit de rétention sur le solde positif du compte avant clôture, en l’occurrence 53 bitcoins ?
  • Quelle était la qualification du contrat de mise à disposition des bitcoins : prêt à usage ou prêt de consommation ?
  • Les bitcoins sont-ils des biens fongibles et consomptibles ?
  • Les bitcoins cash issus du fork appartiennent-ils au prêteur des bitcoins ou à l’emprunteur ?
 
 
Les conditions générales d’utilisation permettaient-elles la résiliation du compte de l’emprunteur ?
C’est ici l’application de deux clauses des CGU qui étaient en cause :
  • l’article 7 qui prévoit expressément dans son dernier paragraphe que « Paymium pourra décider de résilier un compte, sans devoir donner de motifs, ni préavis, ni formalités, ni indemnités au profit du client en cas de violation des présentes CGU ».
  • l’article 18.1 qui précise que « le client a l'obligation d'utiliser le service fourni de bonne foi, à des fins légales uniquement et dans le respect des présentes conditions générales »
 
Pour l’emprunteur, la résiliation viole l’un des articles des CGU, sa mauvaise foi n’étant par ailleurs pas rapportée, ce qui rend la résiliation fautive. Pour le prêteur, les CGU sont explicites, notamment son article 7, et lui permettent de fermer le compte.
 
Les magistrats du tribunal de commerce de Nanterre donnent raison à la plateforme française : « Paymium était fondée à résilier le compte de Bitspread ouvert sur sa plateforme sous le n° BC-U88530300 ».
 
Quid du droit de rétention des 53 BTC ?
Le prêteur soutenait que l’emprunteur ne lui avait pas réglé les intérêts dus au titre des contrats de prêts. Ce qui l’avait conduit à séquestrer le montant de ces intérêts.
 
Sur le principe même de la rétention, était en cause une autre stipulation des CGU, l'article 13, paragraphe 4, alinéa 4, qui prévoit que : « Paymium peut, sans toutefois y être tenue, refuser l'exécution d'ordres de paiement notamment lorsque : (...) Le client a violé une de ses obligations envers Paymium découlant de ces présentes Conditions générales d'utilisation ».
 
Les magistrats donnent là encore raison au prêteur : « Attendu comme il a été vu ci-avant que Bitspread s'est fautivement abstenue de régler les sommes dues par elle à Paymium au titre des intérêts relatifs aux prêts en BTC ainsi qu'au titre du solde du prêt du 13 juin 2016, impayé à hauteur de 100 000 € (…) ; qu'en conséquence Paymium était fondée à refuser d'exécuter l'ordre de transfert de 53 BTC émis par Bitspread les 6 novembre 2017 et réitéré le 8 du même mois ».
 
Concrètement, Paymium est condamnée à restituer à Bitspread la somme de 53,35565481 BTC qu’elle retenait jusqu’alors. Mais l’emprunteur est pour sa part condamné « à verser à Paymium la somme de 42,48844426 BTC, outre intérêts payables en BTC, calculés au taux légal à compter du 12 décembre 2017, date de la mise en demeure ».
 
Jusqu’ici, les problématiques sont donc essentiellement contractuelles. L’intérêt de l’arrêt réside ailleurs : dans la qualification juridique des bitcoins, celle du prêt de bitcoin et, enfin, la détermination de la qualité de propriétaire des bitcoins cash.
 
Quelle qualification juridique pour les bitcoins ?
C’est là un point plus qu’essentiel. « Ce que nous soutenions, précise Maëliss Vincent-Moreau, avocate représentant Paymium, c’est que les bitcoins sont des biens meubles immatériels, non fongibles, parce qu’individualisés par un code informatique unique, et non consomptibles, car ils ne se détruisent pas par l’usage ».
 
Une argumentation non retenue par le tribunal de commerce de Nanterre. Ses magistrats estiment :
  • sur la consomptibilité : que « le BTC est « consommé » lors de son utilisation, que ce soit pour payer des biens ou des services, pour l'échanger contre des devises ou pour le prêter, tout comme la monnaie légale, quand bien même il n'en est pas une ; que le BTC est donc consomptible de par son usage » ;
  • sur la fongibilité : que « les BTC sont fongibles car de « même espèce et de même qualité » en ce sens que les BTC sont tous issus du même protocole informatique et qu'ils font l'objet d'un rapport d'équivalence avec les autres BTC permettant  d'effectuer un paiement au sens où l'entend l'article 1291 ancien du Code civil, devenu l'article 1347-1 du même Code lequel dispose en son deuxième alinéa que : « Sont fongibles les obligations de somme d'argent, même en différentes devises, pourvu qu'elles soient convertibles, ou celles qui ont pour objet une quantité de choses de même genre » ». Tous les bitcoins sont issus du même protocole informatique (1 bitcoin est divisible par 1 puissance 18 ; mais chaque bitcoin est tracé donc on peut lui attribuer une certaine unicité à travers son historique).
Cette question de la fongibilité du bitcoin est un débat qui anime la communauté depuis plusieurs années : il n’est donc pas surprenant qu’elle finisse par être évoquée dans une salle d’audience.

Pour Rémy Ozcan, directeur général de Crypto4all : « Si la qualification du bitcoin en tant que bien meuble incorporel ne fait aucun doute compte tenu du fait qu’ils peuvent être déplacés et ne sont pas palpables, il n’en n’est rien s’agissant de celle tenant à son caractère consomptible et fongible ». En effet, le caractère consomptible d’un bien induit que toute utilisation du bien procède à sa destruction partielle ou totale. Or, « en l’espèce, le transfert d’un bitcoin d’un portefeuille (wallet) à un autre n’emporte pas destruction de celui-ci mais une dépossession d’une partie au bénéfice de l’autre partie. En ce sens, le bitcoin n’est pas naturellement consommable ». Bien qu’ils réfutent expressément la qualification de monnaie légale au bitcoin, « les juges n’ont pas hésité à lui en prêter ses attributs et ses effets afin de pouvoir légitimer l’application du régime du prêt à la consommation ».

 « D’un point de vue purement technique, chaque bitcoin n’est pas frappé par un numéro unique d’identification mais correspond à un UTXO (Unspent Transaction Outpout) qui est une suite alphanumérique reflétant l’historique de transactions liées à chaque bitcoin retraçant l’ensemble des possesseurs de celui-ci depuis sa création issue du processus de mining. Bien que l’on puisse connaître l’historique des transactions passées associé à chaque bitcoin, cela ne permet de l’individualiser au sens du Code civil. La traçabilité et la fongibilité ne saurait être confondues en l’espèce ». Autrement dit, pour Rémy Ozcan, « nous ne pouvons qu’aller dans le sens des juges lorsqu’ils considèrent que le bitcoin est fongible en ce qu’il provient du même protocole informatique » et ne sont pas « individualisés par un code informatique unique », comme le soutenait Paymium.
 
La mise à disposition de bitcoins qualifiée de prêt de consommation
L’arrêt ne le précise pas, mais au-delà des CGU et des mails échangés, des contrats avaient bien été formalisés autour de cette mise à disposition de bitcoins, les parties leur ayant donné la qualification de « contrat de prêt ».
 
Les BTC étant qualifiés de biens fongibles et consomptibles, les contrats de prêt de bitcoins doivent, pour les juges consulaires, être qualifiés de prêt de consommation. Exit donc la qualification de prêt à usage (ou commodat) : « le BTC étant fongible et consomptible, la qualification juridique des 3 contrats de prêt de BTC signés (…) est donc bien celle de prêt de consommation » estime le tribunal de commerce de Nanterre.
 
Un raisonnement on ne peut plus logique, en effet, une fois bien sûr que la qualification de bien fongible et consomptible est posée.
 
Demande de restitution des bitcoins cash : à qui appartiennent ces actifs générés par le fork ?
À l’époque du fork, le cours du BCH était plus important que maintenant (au plus haut, en décembre 2017, il était à près de 4 000 dollars ; un cours depuis divisé par 10).
 
Pour Maître Maëliss Vincent-Moreau, « si les bitcoins sont qualifiés de biens non fongibles et non consomptibles, alors un prêt de bitcoins est un prêt à usage et la restitution de la chose prêtée emporte celle des fruits produits par la chose. Dans ce cas, les bitcoins cash sont les fruits des bitcoins et leur propriété revient de plein droit au prêteur ». Car pour le conseil de Paymium, « les bitcoins restitués ne peuvent pas avoir la même qualité que les bitcoins prêtés : avant le prêt, ils avaient la faculté de donner droit à des bitcoins cash, ce qui n’est plus le cas des bitcoins restitués ». Un argument de plus pour dénoncer la qualification de prêt de consommation.
 
De leur côté, les avocats de Bitspread s’appuient notamment sur la jurisprudence relative aux prêts de consommation portant sur des actions de sociétés, en particulier en matière d'attribution d'actions gratuites, pour démontrer que le contrat de prêt de BTC n’a pas fait naître une obligation de restitution des BCH.
 
Les juges consulaires tranchent en faveur de l’emprunteur. De cette qualification de prêt de consommation, ces magistrats déduisent qu’il « y a donc transfert de propriété au profit de l'emprunteur et corrélativement transfert des risques liés à la possession de la chose ». Aussi, « étant devenu propriétaire des BTC prêtés, Bitspread était légitime à en percevoir les « fruits » en l'espèce les BCH attribués suite au « fork » du 1er août 2017 ».
 
Concrètement, s’agissant de la créance de restitution du préteur, le tribunal la considère désintéressée par le transfert par Bitspread à Paymium de 1 000 BTC, en octobre 2017 : « les BTC étant fongibles comme il a été vu ci-avant, les BTC prêtés avant le « fork » du 1er août 2017 sont équivalents aux BTC remboursés après ledit « fork ».
 
Les juges rejettent, par ailleurs, une demande d'indemnisation de Paymium, formulée à titre subsidiaire, pour enrichissement sans cause, tout en reprochant aux contractants de ne pas avoir anticipé contractuellement l’hypothèse d’un fork. « Paymium mentionnait la possibilité d’un fork dans ces CGU, relève néanmoins l’avocat du prêteur, mais pour envisager le cas d’un fork qui invaliderait les transactions passées. Les parties ne pouvaient pas anticiper contractuellement l’hypothèse de fork avec création de cryptomonnaie ce qui ne s’était jamais produit avant le hard fork sur la blockchain bitcoin du 1er août 2017 ».
 
Cette décision « met, pour Rémy Ozcan, en exergue une pratique courante des plateformes d’échanges de cryptoactifs qui sollicitent l’intervention de tiers pour organiser le marché en tant que market maker, mais également la façon dont sont conservés les actifs des clients de ces plateformes ».
 
Une autre question, sous-jacente pourrait d’ailleurs se poser, « Paymium n’ayant pas à ce stade rapporté la preuve de propriété des bitcoins prêtés. Est-on ici, relève le directeur général de Crypto4all, dans un schéma de type « prêt/emprunt d’actifs », dans la mesure où Paymium reconnaît sauvegarder les clés privées pour le compte de ses clients via du stockage à froid (cold storage) » ?
 
Pour l’heure, les parties n’ont pas encore pris la décision de faire ou non appel. Mais en attendant, nul doute que ce jugement va déclencher des lignes et des lignes de commentaires.
Source : Actualités du droit